Analyse critique du rebasage des comptes nationaux du Sénégal (Base 2021) : Implications méthodologiques et macroéconomiques
Résumé
Le changement de l'année de base, techniquement appelé rebasage des comptes nationaux (ou rebasing en anglais), est une opération statistique majeure qui modifie la façon dont on mesure la richesse d'un pays. C'est un peu comme si l'on recalibrait la balance utilisée pour peser l'économie.
Cet article analyse les effets du changement de l'année de base des comptes nationaux du Sénégal, passant de 2014 à 2021. Il examine les ajustements méthodologiques opérés par l'ANSD et leurs conséquences sur les agrégats macroéconomiques. Les résultats montrent une réévaluation du PIB nominal de 13,5 %, portée par une meilleure intégration du secteur informel et des services. Si cette opération améliore les indicateurs de solvabilité (ratio dette/PIB), elle met en lumière une baisse mécanique du taux de pression fiscale, posant de nouveaux défis de mobilisation des recettes pour l'État.
1. Introduction
La comptabilité nationale est un instrument dynamique qui doit régulièrement s'adapter aux mutations structurelles d'une économie. Conformément aux recommandations du Système de Comptabilité Nationale des Nations Unies (SCN 2008), les pays sont tenus de renouveler périodiquement leur année de base pour corriger l'obsolescence des structures de prix et de production.
En novembre 2025, le Sénégal a officialisé le passage de l'année de base 2014 à l'année 2021. Cette opération, loin d'être un simple exercice arithmétique, redéfinit la mesure de la richesse nationale. Cet article se propose d'analyser les mécanismes de ce rebasage et d'en évaluer les impacts sur la lecture de la performance économique sénégalaise.
2. Qu'est-ce que l'année de base ?
Pour calculer le PIB réel (c'est-à-dire la croissance "en volume", sans l'effet de l'inflation), les statisticiens doivent choisir une année de référence. Les prix de cette année-là servent d'étalon pour valoriser la production des années suivantes.
Par exemple, Si l'année de base est 2014, on calcule le PIB de 2025 en regardant combien auraient coûté les biens produits en 2025 s'ils avaient été vendus aux prix de 2014. Il permet d'isoler la "vraie" production de la hausse des prix.
3. Pourquoi changer l'année de base ?
Une année de base devient obsolète avec le temps (généralement après 5 à 10 ans) pour trois raisons principales :
Changement de structure de l'économie : De nouveaux secteurs apparaissent (numérique, services mobiles) ou explosent, tandis que d'autres déclinent. Une vieille année de base sous-estime souvent ces nouveaux moteurs de croissance car elle leur donne un "poids" trop faible.
Évolution des prix relatifs : En 10 ans, le prix d'un bien X a peut-être baissé (à qualité égale) alors que celui du bien Y a augmenté. Garder les vieux prix fausse la mesure de la valeur créée.
Standards internationaux : Les pays doivent s'aligner sur les nouvelles normes du Système de Comptabilité Nationale (SCN 2008 des Nations Unies) pour que leurs statistiques soient comparables mondialement.
4. Cadre Méthodologique
4.1 Le principe du changement d'année de base
Le Produit Intérieur Brut (PIB) en volume est calculé en valorisant les quantités produites une année donnée aux prix d'une année de référence (année de base). Avec le temps, deux biais apparaissent :
L'effet de structure : L'apparition de nouveaux produits ou la disparition d'anciens.
L'effet prix relatifs : La déformation des prix entre les secteurs.
Le rebasage consiste à fixer une nouvelle structure de prix (ici 2021) et à intégrer de nouvelles sources de données pour élargir le champ de couverture de l'activité économique.
4.2 Les innovations de la base 2021
Pour ce rebasage, l'Agence Nationale de la Statistique et de la Démographie (ANSD) a intégré des activités précédemment mal comptabilisées ou considérées comme marginales. Les améliorations notables incluent :
Une meilleure estimation des services de transport informels (notamment les motos-taxis "Jakarta").
La prise en compte affinée des filières d'exportation spécifiques comme l'anacarde et l'orpaillage (exploitation artisanale de l'or).
5. Résultats : Reconfiguration de la Richesse Nationale
5.1 L'effet de niveau sur le PIB nominal
Le passage à la base 2021 entraîne une réévaluation significative du PIB nominal. Pour l'année 2021, le PIB s'établit désormais à 17 316 milliards de FCFA, contre 15 261 milliards de FCFA dans l'ancienne base (2014).
Cette hausse ne reflète pas une création de richesse ex nihilo, mais une capture statistique plus exhaustive de la richesse existante.
5.2 Transformation structurelle et tertiarisation
L'analyse sectorielle révèle une confirmation de la tertiarisation de l'économie sénégalaise :
Secteur Tertiaire : Son poids dans le PIB passe de 50,5 % à 53,4 %. Il demeure le principal moteur de l'économie.
Secteur Primaire : Malgré l'intégration de nouvelles cultures, son poids relatif recule de 23,9 % à 22,6 %, dilué par la performance des services.
Par ailleurs, la croissance économique de l'année 2022 a été révisée à la hausse, s'établissant à 4,6 % (contre 3,9 % initialement), suggérant une résilience post-Covid plus robuste qu'estimée.
6. Impact sur les indicateurs macroéconomiques (La "Magie" comptable)
L'augmentation du dénominateur (PIB) modifie mécaniquement les ratios clés de surveillance macroéconomique.
6.1 L'amélioration du profil de dette
Le ratio de solvabilité le plus scruté par les marchés et les institutions de Bretton Woods s'améliore automatiquement :
Le ratio dette/PIB pour 2021 passe ainsi de 90,8 % à 80,0 %. Bien que l'encours de la dette reste inchangé en valeur absolue, cette baisse offre au Sénégal une marge de manœuvre théorique supplémentaire et améliore sa signature sur les marchés financiers internationaux. De même, le déficit budgétaire est ramené de -13,3 % à -11,8 %.
6.2 Le paradoxe de la pression fiscale
L'effet inverse s'observe sur les recettes fiscales. Puisque le PIB augmente plus vite que les recettes collectées, le taux de pression fiscale se dégrade :
Le taux chute de 18,0 % à 15,9 %. Ce résultat indique que l'administration fiscale ne capte pas efficacement la richesse générée par les nouveaux secteurs intégrés (informel, orpaillage). Cela expose l'État à une pression accrue du FMI pour élargir l'assiette fiscale afin de retrouver un niveau de prélèvement cohérent avec le potentiel économique réel du pays.
7. Analyse critique : Opportunités et Risques
L'opportunité (Crédibilité & Investissement) : En affichant un PIB plus élevé et un ratio d'endettement plus faible, le Sénégal améliore sa solvabilité apparente aux yeux des investisseurs internationaux. Cela pourrait faciliter l'accès au crédit sur les marchés financiers.
Le risque ("Syndrome du pays riche") :
Le PIB par habitant augmente mécaniquement. Si le Sénégal apparaît "trop riche" sur le papier, il pourrait perdre l'accès à certains fonds concessionnels (prêts à taux très bas) réservés aux pays les moins avancés.
La baisse du taux de pression fiscale (15,9%) mettra l'État sous pression pour élargir l'assiette fiscale, car il sera jugé "en retard" sur sa collecte d'impôts par rapport à son potentiel économique réel.
8. Conclusion
Le rebasage des comptes nationaux du Sénégal sur l'année 2021 constitue une opération de "vérité des prix" indispensable. En réévaluant le PIB de 13,5 %, il offre une photographie plus fidèle d'une économie en mutation, dominée par les services et marquée par un secteur informel dynamique.
Si cette opération procure un soulagement comptable sur le front de la dette publique, elle lance un défi majeur aux autorités : transformer cette richesse statistique en ressources budgétaires réelles en améliorant la fiscalisation des secteurs nouvellement identifiés.
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